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La révolution sunnite et l’explosion des clivages communautaires en Irak

Noria Research

Cet article se fonde sur un travail de terrain conduit dans le nord de l’Irak à l’automne 2014 grâce au soutien du programme WAFAW du Conseil européen pour la Recherche.

Au delà des conquêtes territoriales réalisées par l’Etat Islamique (EI), le véritable tournant de la crise irakienne se situe dans l’explosion des clivages communautaires. Ces derniers radicalisent un mouvement de protestation arabe sunnite de plus en plus isolé face à la brutale répression des milices chiites et kurdes, que soutiennent l’Iran et la Coalition internationale. Dans cette configuration, le projet révolutionnaire sunnite de l’EI s’est imposé comme le seul moyen de s’engager pour une grande partie de la population arabe sunnite en quête d’alternative politique.

Face à l’intensité des violences, la préoccupation première de la population civile est celle de sa survie et il est difficile de se faire une idée précise de l’adhésion des arabes sunnites aux modes de gouvernance imposés par l’EI. De fait, l’ensemble des déplacés arabes sunnites interrogés affirment fuir en priorité la guerre déclenchée en juin 2014 contre les territoires sunnites conquis par l’organisation. Récemment arrivé dans un camp de réfugiés, un arabe sunnite originaire de Tikrit raconte le tournant qu’a pris le conflit : « Il n’y a pas eu de combats lorsque l’EI a pris la ville, la population n’était pas inquiétée par l’organisation et on s’attendait à une solution négociée. Cependant le gouvernement irakien a désigné notre ville comme une zone « terroriste » et les bombardements de l’armée irakienne et des Etats-Unis ont commencé. Avec ma famille, j’ai alors tenté de me réfugier près de Bagdad mais les milices chiites y font la loi et sont impitoyables contre les sunnites. Nous avons dû fuir à nouveau jusqu’à parvenir à entrer dans ce camps tenu par les forces kurdes »[mfn]Entretien dans le camp de Ali Hawa, à proximité de la ville de Khanaqin, octobre 2014.[/mfn]. Pour les habitants des territoires arabes sunnites, qu’ils soient occupés ou non par l’EI, l’interprétation est la même : l’État central irakien a décidé d’en finir avec eux. Rejoindre les rangs de l’insurrection ou de l’EI, se battre pour imposer un équilibre des forces et espérer obtenir un partage du pouvoir équitable est perçu comme la seule alternative, dans laquelle l’EI est le seul allié militaire. Pourtant, les nombreux affrontements entre les différents groupes de l’insurrection irakienne et la brutalité à laquelle l’organisation a recours pour s’imposer montrent que la domination autoritaire de l’EI et son projet transnational sont loin de faire l’unanimité. Mais la guerre à outrance décrétée par l’État central gomme les divisions : pour les groupes politiques et militaires de l’insurrection sunnite, s’unir est considéré comme le seul moyen de survivre. En août 2014, un seuil de non-retour a ainsi été franchi lorsque le nouveau gouvernement à Bagdad, chargé de réconcilier les Irakiens et d’éviter à tout prix la guerre civile, a choisi l’option militaire comme seule solution face à la crise, répétant ainsi les erreurs de son prédécesseur et s’alignant sur la même stratégie que le régime syrien. Il faut donc revenir sur la période des mouvements de protestation pacifique de 2012-2013 pour comprendre l’origine du conflit actuel et la nature des dynamiques communautaires qui l’animent.

D’un mouvement de protestation pacifique à l’insurrection armée généralisée

En décembre 2011, le retrait des forces américaines ouvre une fenêtre d’opportunité pour une normalisation de la situation en Irak. Sur le plan militaire, les groupes liés à al-Qaïda sont alors militairement défaits tandis que le reste de l’insurrection n’a plus d’occupation étrangère à combattre. Sur le plan politique, les organisations arabes sunnites participent de plus en plus aux institutions, arrivant même en tête des élections parlementaires de 2010. Enfin, les négociations entre le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) et Bagdad laissent espérer à d’autres régions d’Irak un possible accord sur le partage des ressources pétrolières et un éventuel modèle de décentralisation du pouvoir. Cependant, les échecs des négociations sur le pétrole avec le GRK, la volonté centralisatrice du Premier ministre Nouri al-Maliki, et la pression des organisations politiques chiites pour monopoliser le pouvoir politique conduisent dès 2011 à une exclusion des représentants politiques arabes sunnites du jeu politique et à des blocages institutionnels récurrents[mfn]En 2010, contre tout espoir de normalisation politique, Maliki refuse de se retirer après la victoire de la liste sunnite al-Iraqiya. S’appuyant sur les forces de sécurités irakiennes, il avance sa propre interprétation de la loi constitutionnelle et conserve le pouvoir par une alliance avec les partis kurdes.[/mfn].

La population arabe sunnite est la plus touchée par cette crise politique. Marginalisées durant l’occupation américaine, les régions arabes sunnites profitent peu du redécollage de l’économie irakienne. Le taux de chômage y est le plus élevé, la crise économique, notamment du secteur agricole, bouleverse les équilibres sociaux et déclasse les élites traditionnelles[mfn]Selon un rapport de l’ONU, en janvier 2009 le taux de chômage officiel est d’environ 18% de la population active. Cependant, ces enquêtes ne sont pas approfondies dans les zones rurales.[/mfn]. La population dispose de moins en moins de relais sociaux capables d’assurer la médiation avec le pouvoir central afin de trouver des alternatives au marasme économique. Dans ce contexte sensible, Maliki décide en 2011 de profiter du retrait américain pour affaiblir les organisations arabes sunnites. Cela a pour effet de priver Bagdad de relais crédibles dans les territoires sunnites. Sur le plan militaire, il décide de dissoudre les milices Sahwa chargées de lutter contre l’insurrection dans les zones sunnites. « En 2011 nous étions 600 hommes à assurer la sécurité à Hawija. Maliki a supprimé 2/3 de notre unité », explique un ancien membre des Sahwa interrogé en 2012 à Kirkouk. « Après avoir fait la guerre pendant plusieurs années, la plupart d’entre nous se sont retrouvés sans emplois et l’armée irakienne a été incapable de prendre le relais dans notre zone ». L’armée irakienne elle-même est épurée. « A Tikrit, la grande majorité des commandants étaient chiites », explique un ex-officier kurde de l’armée irakienne. « Personne ne faisait confiance aux sunnites. Cela n’aidait pas les relations avec la population car Tikrit est une ville sunnite. Aucune de nos patrouilles ne voulait s’y risquer trop longtemps ». Sur le plan politique, Maliki attaque frontalement les élites politiques arabes sunnites[mfn]Le vice-président sunnite, Tareq Al-Hachemi s’enfuit en Turquie en 2010 après une tentative d’arrestation de la part Maliki ; de même pour Rafi‘ Al-Issawi, le ministre des Finances, en décembre 2012.[/mfn]. L’éviction de ces dernières, bien que peu légitimes aux yeux de la population, finit par décrédibiliser les institutions nationales. Les populations arabes sunnites, privées de représentation politique, descendent donc dans la rue pour défendre leurs droits, réclamer du travail et un partage équitable des ressources de l’Etat. Ce mouvement de protestation arabe sunnite est alors loin d’être révolutionnaire. De façon spontanée, les Arabes sunnites se mobilisent sur des revendications locales et ne cherchent pas à provoquer la chute du régime. Après neuf ans d’occupation américaine, préserver son emploi, obtenir des subventions du gouvernement et le respect des droits politiques est d’abord envisagé dans le cadre de moyens d’action pacifiques. La lutte armée n’est envisagée comme une option viable sur le long terme. et personne n’imagine alors que l’Irak risque de retomber dans la guerre civile. Le reflexe des Irakiens est de se tourner vers l’Etat pour répondre à leurs problèmes sociaux et économiques.

Cependant, Maliki refuse de négocier et accélère l’épuration de la classe politique sunnite. Sur le terrain, il envoie l’armée mater les manifestations. En avril 2013, les forces de sécurité irakiennes ouvrent le feu sur un sit-in à Hawija, causant des dizaines de morts. De nombreux volontaires rejoignent alors les rangs de l’insurrection irakienne pour lutter contre les assauts de plus en plus violents de l’armée irakienne. Début 2014, ces soulèvements aboutissent à la prise de la ville de Fallouja et d’une partie de Ramadi par des groupes de l’insurrection irakienne épaulée par l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL, futur EI) Bagdad choisit alors l’option militaire afin de punir l’ensemble de la population. Copiant les méthodes de répressions militaires utilisées par le régime syrien, des hélicoptères sont envoyés pour bombarder au baril de TNT les villes insurgées. Dans le même temps, l’armée irakienne étant jugée peu efficace, Maliki fait revenir une partie des milices chiites irakiennes et des brigades Badr envoyées se battre en Syrie aux côtés de Bachar al-Assad. Face à de nouvelles campagnes de recrutement et à la création de milices de défense chiites qui s’accélèrent avec l’aide de conseillers iraniens présents en Irak, les populations arabes sunnites sont acculées. « Nous sommes très clairement opposés aux pratiques de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL, futur EI) », explique un responsable du mouvement armé de la Jaysh al-Tariqa al-Naqshbandia (JRTN), interrogé avant la chute de Mossoul en avril 2014. « Mais la situation actuelle n’est plus tenable et l’ensemble des groupes arabes sunnites doivent s’unir ». C’est finalement la politique sectaire de Bagdad qui finit par encourager une insurrection irakienne extrêmement divisée à s’unir et à s’allier à l’EIIL.

La révolution sunnite : entre projet nationaliste arabe et jihad transnational

La conquête des territoires arabes sunnites doit ainsi être analysée dans le contexte national irakien présenté ci-dessus. Dans un univers de corruption généralisée, l’insurrection tenait déjà les villes, notamment à travers des réseaux de taxation de la population. « Pour ouvrir un magasin à Mossoul, il faut payer un pourcentage à l’insurrection, puis un second à la police », expliquait un commerçant de Mossoul en mars 2014. « Le prix dépend des relations personnelles dans l’insurrection et dans la classe politique mais au final, c’est l’insurrection qui protège le commerce contre d’autres groupes rivaux et surtout contre la police corrompue ». Dans la grande majorité des cas, les groupes insurgés sont composés d’habitants du quartier. Dans un contexte de crise économique, se joindre à un groupe pour mener une action ponctuelle est une activité banalisée : « Poser une bombe rapporte 50$ », explique un officier de police à Kirkuk en octobre 2012. « Le groupe dépose la bombe dans un sac avec une enveloppe de 50$. Un exécutant lambda, recruté pour l’occasion ramasse le sac et s’occupe d’aller placer l’explosif à l’endroit souhaité ». Cependant, ces groupes sont en général faiblement armés et incapables de mener des opérations frontales contre l’armée irakienne. En juin 2014, si les régions arabes sunnites sont facilement mobilisables, le succès du soulèvement réside principalement dans l’effondrement de l’armée irakienne du fait de ses divisions internes et de l’incohérence de ses chaînes de commandement. Sur le plan militaire, les combats sont rares ; les combattants de l’EIIL ne disposent d’ailleurs que de très peu d’armes lourdes. La phase de conquête entre juin et juillet 2014 s’opère exclusivement dans les régions arabes sunnites, d’où l’armée se retire, et s’arrête dans les zones majoritairement chiites ou kurdes.

Le véritable enjeu n’est donc pas le potentiel militaire de l’insurrection mais les objectifs politiques et la stratégie de ses différents acteurs. Or, face à une insurrection arabe sunnite bien implantée au niveau local, mais divisée et peu coordonnée au niveau national[mfn] Parmi les groupes de l’insurrection irakienne les plus influents, on retrouve le Conseil militaire général  des révolutionnaires irakiens (dont fait notamment partie l’armée des Naqshbandi), Ansar al-Islam et Jaysh al-Mujahidin.[/mfn],  l’EIIL se présente comme un mouvement dynamique, cohérent, porteur d’un projet politique transnational qu’il entend imposer à travers l’établissement du califat,  le 29 juin 2014. L’EI est loin d’être majoritaire mais son discours porte, tandis que ses pratiques autoritaires lui permettent de définir plus efficacement des stratégies militaires, d’administrer et de gérer l’action publique. Son projet révolutionnaire lui permet d’opérer de larges campagnes de recrutement mais se heurte aux projets nationalistes de certains groupes de l’insurrection avec lesquels les tensions sont évidentes. De façon localisée de nombreux accrochages armés ont lieu entre ces derniers et l’EI, notamment autour de la gestion effective du territoire. Après une phase de conquêtes militaires, l’EI se lance en juillet 2014 dans une politique agressive qui se traduit par l’assassinat de nombreux combattants d’autres groupes. « En juillet, nous avions de bons rapports avec des membres de l’insurrection sunnite », explique un responsable kurde du PDK. « Nous faisions en sorte de respecter un cessez-le-feu afin de préserver les populations civiles. Cependant, l’EI a très vite évincé les autres groupes de nationalistes arabes qui étaient dominants à Mossoul et avec qui nous étions en contact. Après s’être assuré sa domination, il a lancé en août une vaste offensive contre les régions kurdes ». Cette attaque contre les populations kurdes permet à l’EI d’affermir son emprise sur les autres groupes et les oblige à combattre là où des négociations étaient en cours. Face au projet des nationalistes arabes pour qui le soulèvement armé est un moyen de négocier avec l’État central, la stratégie offensive de l’EI vise à acculer la population sunnite pour la contraindre à soutenir une révolution sunnite transnationale. « La question n’est plus de savoir si les Arabes sunnites soutiennent l’EI ou non », explique un Arabe sunnite de Hawija en octobre 2014. « A présent l’urgence c’est de se défendre et de prendre les armes contre les milices chiites et kurdes qui nous attaquent et l’EI est notre seul allié dans la région ».

Stratégies communautaires de contrôle du territoire

La chute des territoires arabes sunnites a montré le caractère obsolète des institutions étatiques et a amplifié le processus de repli communautaire qui caractérise le système politique irakien depuis 2003. L’effondrement de l’armée irakienne, forte de plus de 260 000 hommes, présentée comme le pilier de l’Irak moderne, a convaincu les différents acteurs politiques qu’ils ne pouvaient compter que sur leurs propres forces. Dès lors, l’essentiel de leurs efforts depuis juin se concentrent sur le renforcement de milices communautaires.

En août 2014, après des négociations difficiles, le nouveau chef du gouvernement Haïdar al-Abadi nomme, un des cadres des milices Badr, Mohammed Ghaban ministre de l’Intérieur.  une organisation militaire chiite soutenue par l’Iran. Cette nomination s’inscrit dans la continuité de la stratégie de l’Iran d’institutionnaliser les milices chiites afin de gagner en influence tout en soutenant ces régimes. Pour le nouveau Premier ministre irakien, c’est un moyen de placer les forces armées directement sous son contrôle et de renforcer son autorité politique. On observe le même phénomène au Kurdistan irakien où les deux grands partis, le PDK et l’UPK, refusent de collaborer sur les questions militaires à travers les institutions du GRK et se replient sur leurs propres milices. Chacun suit sa propre stratégie vis-à-vis de l’EI. Allié à l’Iran et proche de Bagdad, l’UPK s’engage dès juin 2014 contre l’EI. Ses peshmergas participent de façon active aux batailles de Jalula et d’Amerli en se coordonnant avec les milices Badr et les forces iraniennes. Cela permet de nombreuses contre-attaques dans les régions turkmènes chiites entre Khanaqin et Kirkouk[mfn]Le 1er septembre 2014, l’EI est chassé des environs de la ville d’Amerli qu’il assiégeait depuis juin.[/mfn]. De son côté, le PDK dépend du soutien de la Turquie et maintient une politique plus modérée vis-à-vis de l’EI. Au lieu de contre-attaquer pour sécuriser son territoire, il cherche à négocier avec les groupes de l’insurrection sunnite parmi lesquels il a de nombreux contacts[mfn]En juin 2014, plusieurs chefs de l’insurrection sunnites restent autorisés à se rendre à Erbil par les autorités. Le 21 juin 2014, Ali Hatem al-Suleyman  annonce ainsi depuis Erbil la victoire des « révolutionnaires » à Mossoul contre l’armée irakienne, https://www.youtube.com/watch?v=qB4_6_eKxMA, consulté le 15 novembre 2014.[/mfn]. Cette stratégie se révèle être un échec lorsque l’EI entre dans une phase de répression des autres groupes de l’insurrection et prend l’initiative en lançant une offensive généralisée contre les Kurdes en août. Mal préparés à une telle attaque, les cadres du PDK retirent soudainement leurs troupes de tous les territoires mixtes jugés trop coûteux à défendre. Le Sinjar, les villes au nord de Mossoul, les villes de Gwer et de Makhmour sont abandonnés presque sans combats ce qui permet à l’EI d’arriver à 30 kilomètres d’Erbil. « Je me battais avec mon unité près de la ville de Gwer », explique un peshmerga du PDK. « La pression militaire de l’EI n’était pas excessive et nous parvenions à les repousser mais au bout de trois jours, nous n’avions toujours pas reçu de renforts ni de vivres ou munitions. Sans que l’on sache pourquoi, on nous a forcés à nous replier, ouvrant la voie à l’EI ». L’incompétence de la chaine de commandement du PDK et son refus de collaborer avec les unités de l’UPK et l’armée irakienne permettent à l’EI des avancées majeures dans le nord de l’Irak. Trois mois après cette déroute, le PDK et l’UPK refusent toujours de mettre fin à leur rivalité et peinent à reconquérir les territoires perdus. Chaque parti considère avec méfiance le projet de construction d’une armée du GRK, qui, en coordination avec Bagdad, serait le seul moyen de reprendre l’avantage sur le plan militaire et d’éviter de sous-traiter la guerre à des milices incontrôlées.

De plus, cette milicianisation des acteurs irakiens favorise le renforcement de groupes militaires marginaux. Ainsi les brigades Badr, mais aussi le PKK, profitent du délitement de l’autorité irakienne pour renforcer leur présence en Irak. Dans ces conditions, une réponse militaire globale contre l’EI est difficile à mettre en œuvre, chaque milice suivant son propre agenda politique influencé par un parrain étranger (positions de l’Iran, du soutien occidental, de la Turquie). De plus, les acteurs se retrouvent enclavés dans des stratégies exclusivement militaires et des intérêts à court terme qui les empêchent de sortir du tout-répressif contre la population arabe sunnite.

Focale ethnique et confessionnelle

Dans ces conditions, le conflit irakien prend la même trajectoire que la guerre civile syrienne. Comme en Syrie le mouvement de protestation pacifique de 2012 se déroule principalement dans des régions sunnites, mais n’est pas forcément confessionnel. Cette focale est imposée par différents acteurs comme seule variable du conflit. La milicianisation ethnique et confessionnelle de l’ensemble des groupes politiques irakiens fait le jeu de l’EI dont la stratégie de conquête passe par l’islamisation des Arabes sunnites et la liquidation des groupes nationalistes de l’insurrection irakienne et syrienne. « Peu de gens dans ma ville soutient l’EI », explique un habitant de Sadiya réfugié au Kurdistan irakien. « Les groupes de l’insurrection sunnite s’affrontent régulièrement avec eux. Mais à chaque fois, une offensive de l’armée irakienne ou des bombardements américains les obligent à passer un accord pour repousser l’attaque. Pour nous la répression de Bagdad est pire que celle l’EI ». Les récits des contre-attaques kurdes et chiites contre les villages arabes sunnites passés sous le contrôle de l’EI concordent : la population est contrainte de fuir l’attaque de peur de voir les hommes arrêtés, torturés, voire exécutés. C’est notamment le cas face aux milices chiites et Badr auxquelles le gouvernement et l’Iran sous-traitent le conflit. Les villes chiites sont ainsi devenues des bastions de lutte contre l’EI. Dans le nord de l’Irak, beaucoup de Turkmènes chiites sont enrôlés pour tenir le front et attaquer les villages arabes. L’exemple le plus célèbre est celui des unités Saraya Al-Khorasany, encadrées par les brigades Badr et envoyées se battre en Syrie autour du mausolée chiite de Sayyida Zaynab. Elles participent en Irak à toutes les offensives depuis juin 2014 (reconquête d’Amerli, Ishaqi et Jourf al-Sakhar) et ont la réputation d’être particulièrement efficaces dans le « nettoyage » des populations arabes sunnites. Sur le terrain, les anciens territoires mixtes arabes/kurdes et sunnites/chiites ont été homogénéisés, notamment entre Makhmour et Gwer où la percée de l’EI avait eu lieu. De son côté l’EI suit la même stratégie, la violence confessionnelle étant utilisée pour imposer son modèle idéologique. Aux attaques contre les groupes insurrectionnels sunnites et l’exécution systématique des fonctionnaires et policiers arabes sunnites de Bagdad s’ajoutent des attaques en série contre les autres communautés chiites, yézidies, shabakies, chrétiennes.

Conclusion : perspectives d’une guerre d’usure

Il n’est pas sûr que les frontières irakiennes et syriennes soient durablement remises en cause, Bagdad et Damas étant encore les principaux acteurs de la crise. Cependant les dynamiques de fragmentation communautaire du pouvoir, de nettoyage ethnico-confessionnel et de milicianisation de ces deux conflits laissent transparaitre une guerre d’usure sur le long terme. Etant donnée l’ampleur de la crise, une solution négociée est difficilement envisageable en Irak. En seulement cinq mois d’affrontements, les stratégies confessionnelles de l’EI et de Bagdad ont créé autant de fractures communautaires que trois ans de guerre en Syrie. Une véritable ligne de front recoupe dorénavant les frontières ethniques et confessionnelles, démarquant différents territoires chiites, kurdes et sunnites où les acteurs poussant le plus à la polarisation confessionnelle cominent aujourd’hui le jeu politique.