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Cultures de gauche et mémoires révolutionnaires au Soudan

Moyen Orient & Afrique du Nord

Quelle est la place du Parti Communiste soudanais et plus largement du marxisme au Soudan ?

Elena Vezzadini : Dans les derniers événements au Soudan, il y a eu plusieurs références au Parti communiste soudanais à la fois dans la mémoire historique, pour son rôle phare dans le grand épisode révolutionnaire de 1964 (comme nous verrons plus en bas), et pour ce que je définis comme les cultures de gauche, un réservoir de produits culturels – chansons, poèmes, images – créé par des artistes qui ont été proches du parti et réutilisé aujourd’hui par les manifestants.

Le parti communiste soudanais est considéré comme l’un des plus importants, et des mieux organisés du continent africain mais aussi du Moyen orient. Paradoxalement, il s’agit également du parti qui a le moins longtemps fonctionné dans la légalité :  il a été déclaré illégal et banni par l’État à plusieurs reprises, au point qu’on pourrait dire que la clandestinité a été sa condition normale pendant la plupart de son histoire au XXe siècle.

Sur plusieurs fronts, le parti a mené des politiques très progressistes, notamment en termes d’inclusion. Par exemple, en 1949, c’est au Parti communiste soudanais qu’adhère la première femme à rejoindre un parti politique, Khalda Zahir, était aussi l’une des toutes premières femmes médecins au Soudan. C’est également une candidate du même parti, Fatima Ahmed Ibrahim, qui a été la première femme élue au parlement soudanais, en 1965. Le Parti communiste a été l’unique organisation à appuyer les demandes des politiciens sud-soudanais pour plus d’autonomie pour le Sud au temps des débats à propos de la forme à donner à la nouvelle nation indépendante dans les années 1950, et à intégrer très tôt dans sa direction des personnes originaires du Sud1.

À son apogée, au début des années 1970, on estimait le nombre de ses adhérents entre 50 000 et 80 000, même si ces chiffres doivent être pris avec précaution.  Cependant, on sait qu’en 1958, deux ans après l’indépendance du Soudan, on ne comptait que 750 membres, et il n’y en avait que quelques dizaines lors de sa fondation dans les années 1940 (officiellement, en 1946).

Il est important, dans l’histoire de la gauche au Soudan, de distinguer le parti communiste de ce qu’on peut appeler plus largement les forces de gauche ou encore les cultures de gauche. Cette distinction devient plus claire quand on met en relation parti communiste et syndicats. Le mouvement syndical connaît un essor phénoménal entre la fin des années 1940 et les années 50. On estimait par exemple en 1951 qu’entre 70 000 et 120 000 travailleurs s’étaient syndiqués, alors que la première loi qui légalise la création de syndicats ne passe  qu’en 1948.

Le mouvement a un rôle crucial dans la lutte contre la colonisation britannique. Par exemple, la légalisation des syndicats et le droit syndical sont obtenus à partir d’une grève générale historique en 1948, dirigée par le secteur des chemins de fer à partir de la ville ouvrière de Atbara. Si d’un côté les syndicats se focalisent sur les droits des travailleurs et ne participent pas au façonnement constitutionnel du pays à coté des autres partis, de l’autre leur langage est très politiquement marqué par des idées anti-impérialistes et marxistes. Des grands dirigeants syndicaux comme Shafie Ahmad al-Shayk and Muhammad al-Sayyid Sallam entre les années 1940 et 1950 adhèrent au parti communiste, ou du moins en sont très fortement influencés.

Paradoxalement, les milliers de personnes qui participent aux grèves et luttent contre l’ « exploitation capitaliste » ne votent pas pour le Parti communiste. Il y a deux raisons principales qui expliquent ce phénomène : d’abord, les partis dits traditionnels (liés à l’histoire religieuse et politique du pays au XIXe siècle), et principalement le Parti unioniste2 qui gagne les premières élections en 1953, commencent à adopter un vocabulaire radical à la suite des grèves et des mouvements syndicaux. Dans un certain sens, on pourrait affirmer que les syndicats et le parti communiste radicalisent la scène politique du début des années 1950. Deuxièmement, à ses exordes, le Parti communiste n’est pas ressenti comme nécessairement proche des ouvriers syndiqués ou des classes populaires paysannes ou urbaines. Il était à l’époque constitué d’une petite élite de lettrés, de professionnels fortement qualifiés, avocats et médecins, qui étaient assez éloignés de la vie et des intérêts des ouvriers.

Malgré son succès électoral limité, les membres du Parti communiste continuent à travailler avec les cadres des syndicats, et cherchent à élargir leur base en envoyant des ‘agents’ auprès des classes populaires urbaines et des paysans. Il est important de rappeler que leur projet n’était pas simplement électoral, mais il visait une refondation sociale totale, une redéfinition des hiérarchies de production, une prise de conscience politique du « peuple ». Par cette expression ils entendaient la majorité des Soudanais, qui étaient jusque-là écartés de la politique. A défaut d’une concrétisation électorale, les membres du parti communiste travaillaient durement pour diffuser leur projet social. Pour cela, ils multipliaient les initiatives destinées à ‘élever les masses’, notamment à travers l’instruction, mais aussi grâce à l’organisation de débats sur les droits sociaux et politiques à destination du plus grand nombre, à travers leurs nombreuses branches très bien organisées.

En 1958 a lieu le coup d’état militaire du général Ibrahim Abboud, après l’échec des deux partis traditionnels, le NUP et le parti de l’Umma3, à résoudre les nombreuses questions épineuses héritées de la période coloniale, et d’abord la question du Sud, où la guérilla continue depuis 1955. C’est dans ce contexte que le parti communiste commence à prendre de l’ampleur. D’abord, il devient populaire par son  attitude sans compromis vis-à-vis du régime d’Abboud. Ensuite, plus que ceux des autres partis, les membres du PC sont rodés dans les techniques de lutte clandestine, puisque ce parti était illégal sous la période coloniale. Enfin, cette organisation clandestine est cruciale dans l’organisation de la première grande révolution soudanaise d’octobre 1964, où une vague sans précédent de manifestations et une grève générale viennent à bout du régime d’Abboud. Le gouvernement de transition qui guide le pays tout de suite après la chute d’Abboud inclut de nombreux communistes.

Cependant, les partis traditionnels, menacés par cette vague de popularité, en lien avec le parti islamiste d’Hassan al-Turabi4 réussissent à obtenir l’interdiction du parti sous prétexte des propos blasphématoires tenus par certains membres. Ainsi, lors des élections de 1965, les candidats communistes ne peuvent se présenter que comme candidats libres. Le parti continue à travailler dans la clandestinité, et ce sont des officiers proches du parti communiste qui portent au pouvoir le Général Jaafar Nimeiri en 1969. Mais les relations entre les communistes et Nimeiri se détériorent très rapidement, surtout après une tentative de coup d’État mise en place par des généraux communistes. La réaction de Nimeiri est très violente : il fait exécuter des dizaines de personnes, non seulement les généraux qui ont mené le coup, mais aussi les cadres du PC comme ‘Abd al-Khaliq Mahjoub, son leader, et des figures historiques du mouvement syndical comme Al-Shafie Ahmad al-Shaykh. Cet épisode marque le début de la spirale descendante du parti.

Le langage de la gauche a fourni une terminologie, un répertoire idéologique dans lequel puiser.

En 1985 a lieu la deuxième révolution civile (appelée intifada) qui porte à la chute du régime de Nimeiri. Même si le parti communiste est un acteur de l’intifada de 1985 et retourne en jeu pendant la courte période démocratique qui le suit (1986-1989), le coup porté au parti et les quinze ans de persécutions ont été si violents qu’il reste un acteur mineur de la scène politique. Il sera à nouveau banni après le troisième coup d’État militaire, celui de Omar el-Beshir. Son dirigeant actuel, Muhammad Mukhtar Al-Khatib, ainsi que son secrétaire général précédent, l’historique Muhammad Ibrahim Nugud, mort en 2012, ont passé des longues périodes soit en clandestinité, soit en prison.

La place du PC soudanais et ses actions ont-ils permis la diffusion d’une culture de la gauche au Soudan ?

Malgré le coup porté au parti communiste par Nimeiri et les persécutions continuelles subies par ses membres sous les régimes successifs, l’idéologie communiste a continué à avoir un rayonnement bien plus large que le périmètre des adhérents au parti. Selon un adage populaire, entendu dans la bouche de personnes issues de différentes couches sociales de la capitale comme de la diaspora, les Soudanais n’auraient pas besoin de ‘devenir’ communistes, car ils le seraient ‘naturellement’. Cela n’a pas un sens nécessairement politique, mais indique l’idée répandue que la culture soudanaise serait porteuse de certains idéaux autrement attribués au Marxisme, notamment l’idée du partage des biens, d’entraide, d’égalité, d’abolition des hiérarchies, même si c’est seulement en tant qu’horizons régulateurs.

Mais si cet imaginaire collectif représente les Soudanais comme des sortes de Marxistes ante-litteram, en réalité ce type de vocabulaire témoigne d’un processus historique. Dans ce processus, le langage de la gauche a fourni une terminologie, un répertoire idéologique dans lequel puiser, et un certain type d’imaginaire social qui a rayonné par des biais différents, dont le plus important était la culture populaire. J’entends ici par ‘culture populaire’ non seulement la culture consommée par des Soudanais – et surtout des Soudanais pas ou peu lettrés, ce qui représente la majorité de la population  -, mais aussi comme un outil pour eux, pensés avec l’idée de les tirer par le haut, de les éduquer à prendre conscience de leur situation.

Certaines personnalités, souvent extérieures au monde de la politique, s’affirment comme des sortes de ‘héros’ et hérauts de la gauche : des chanteurs, poètes et écrivains.

À partir de la fin de la seconde guerre mondiale, les syndicats sont les premiers vecteurs de l’idée qu’il faut « acculturer les masses ». Les témoignages les plus riches de la façon dont ce projet était réalisé nous viennent de la ville d’Atbara, cœur battant du syndicalisme soudanais, même ce n’est bien sûr pas le seul exemple. Un des habitants d’Atbara5 qui y avait grandi dans les années 1950 et 1960 me décrivait avec orgueil et tendresse le nombre de projets culturels de cette ville : des écoles du soir, des campagnes contre l’analphabétisme féminin, des clubs de lecture, des rencontre-débats, des cours ouverts à tous sur l’histoire et l’économie globale – évidemment selon des ‘lunettes’ marxistes.

Les femmes étaient des cibles de ces projets éducatifs autant que les hommes. Il décrivait Atbara comme une ville réglée sur les chemins de fer, avec des horaires collectifs régis par cette industrie. À la fin du travail, les employés se hâtaient pour se rendre aux cours de leur choix. Il insistait sur le fait que tout le monde ressentait l’injonction de s’éduquer, et ceux qui avaient reçu une éducation supérieure se devaient d’éduquer les autres. Sans compter les activités de publication : déjà avant 1948, les ouvriers produisaient un journal local sur la vie des travailleurs, une des nombreuses initiatives éditoriales de la ville. Il ne faut pas voir ces projets – qui avaient tous une forte empreinte pédagogique marxiste – comme étant imposés par le parti communiste ; au contraire, l’initiative était souvent prise par le bas, par les ouvriers et les étudiants. Cependant, il est indéniable que des ‘agents’ du parti communiste ont eu un rôle clé dans le transfert de techniques et stratégies d’organisation de ces projets culturels.

Une autre manifestation du rayonnement culturel de la gauche est un certain type de musique populaire, ici aussi dans le double sens de par et pour tous les Soudanais.  Certaines personnalités, souvent extérieures au monde de la politique, s’affirment comme des sortes de ‘héros’ et hérauts de la gauche : des chanteurs, poètes et écrivains qui dénoncent les injustices politiques et économiques, et qui, souvent, en payent chers les conséquences.

Pouvez-vous citer des exemples de ces figures de la culture populaire devenues des symboles de résistance face au gouvernement soudanais ces dernières décennies ?

Puisqu’il est impossible ici d’être exhaustive, je voudrais me concentrer sur trois artistes particulièrement marquants associés à la gauche : le chanteur Mustafa Sid Ahmad, le chanteur Muhammad al-Wardi, et le poète et écrivain Mahjub Sharif. Je parle ici de trois hommes, non pas parce que les femmes n’étaient pas militantes, mais parce que la musique n’était pas vraiment une option d’action politique pour elles, la voix féminine étant assimilée aux ‘parties intimes’, et les femmes chanteuses ayant une position assez liminale dans la société soudanaise.

Mustafa Sid Ahmad nait en 1953 auprès d’une famille de paysans à quelques kilomètres de Hassahissa, sur l’ile de la Gezira, la capitale de la production agricole du coton. Il y fréquente une école élémentaire et primaire technique. C’est la mort soudaine de son frère ainé, qui aimait les études et qui était devenu chanteur et écrivain, qui porte Mustafa à l’écriture et à la composition, il commence à chanter en 1971. Après quelques années comme enseignant, il entre dans l’école nationale des arts et de la musique à Khartoum. Il y cherche son style musical, et il se rapproche de plus en plus d’une jeune génération de poètes symbolistes de gauche. C’est le début de la période la plus répressive du régime de Nimeiri, et cette génération cherche un moyen pour exprimer la déception, le malaise et l’oppression de ces années. Il quitte le Soudan en 1980, et séjournera entre le Caire et Doha jusqu’à sa mort en 1996, à seulement 43 ans.

Dans la lignée d’un autre grand musicien anticolonialiste et nationaliste, Khalil Farah, auquel il est souvent comparé à la fois pour ses innovations musicales et pour ses positions militantes, Mustafa Sid Ahmed est un musicien écorché qui chantait l’amour pour sa patrie et pour les Soudanais. Le sujet central de son œuvre est la condition des classes populaires, écrasées par les dictatures. Une des chansons probablement la plus connue de son répertoire, « ‘Amm ‘Abd al-Rahim », l’oncle Abd al-Rahim6, en est un exemple : elle raconte la mort d’un paysan ruiné par l’expropriation de ses terres, exploité par le gouvernement, qui part le matin au travail sur son chariot poussé par un animal fatigué. Il est absorbé par ses pensées à propos de sa famille qu’il chéri tendrement, mais dont il n’arrive pas à subvenir aux besoins : il pense aux vêtements trop consommés de ses enfants, au visage de sa femme qui essaye de le consoler de leur misère. Il est tellement pris par ces préoccupations qu’il n’entend pas le bruit du train, qui l’écrase et le tue. Cette chanson était et est encore un symbole de la situation d’oppression que vivent les classes populaires et paysannes, et en parler devenait déjà un moyen de se situer dans l’opposition politique.

À Khartoum, une fresque murale représente Ayman Mao, un rappeur et chanteur de reggae soudanais connu pour ses paroles critiquant le régime El Beshir. En Avril 2019 il revint au Soudan et donna un concert sur la place du sit-in. ©Ali Jaffar

L’œuvre d’un autre grand musicien, Muhammad Wardi (1932-2012), est plus connue à l’international, peut-être aussi grâce à une vie et une carrière plus longue. Né à Wadi Halfa d’une famille nubienne7, il perd ses parents en bas âge. Eduqué comme professeur d’école, en 1953 il se rend à Khartoum pour représenter des enseignants de la Province du Nord. C’est à contact du milieu de la capitale qu’il décidera de devenir chanteur professionnel. Musicien complètement autodidacte, il est musicalement novateur sous plusieurs aspects. Il chante en arabe et en nubien, en mélangeant instruments occidentaux et locaux. Si au début ses chansons n’ont pas une nature politique, l’évolution du régime d’Abboud en dictature le pousse à adhérer au Parti communiste, alors en clandestinité. Il commence ainsi à être connu en tant que chanteur de gauche, et à faire des séjours en prison.

Quand la Révolution éclate en 1964, il y participe en chantant un poème révolutionnaire, Uktuber al-akhdar, « L’octobre vert »8, une des nombreuses compositions musicales de l’époque qui célèbrent la révolution, partie d’un corpus de poésies et chansons parfois appelé « Uktubariyyat » (les choses d’octobre). Pour la suite, al-Wardi soutient l’arrivée au pouvoir de Nimeiri, mais il se rallie vite à l’opposition et il est arrêté  pendant deux ans. Il participe aussi au soulèvement de 1985, en composant l’hymne de la révolution, Ya Sha‘aban Lahabat Thouritak, « Oh peuple, votre flamme c’est votre révolution »9, une injonction aux Soudanais à prendre en main leur propre destin. Avec l’arrivé au pouvoir d’Omar el-Beshir, Muhammad Wardi part en exil entre le Caire et les États Unis. Il revient finalement en 2002, quand le régime commence à s’ouvrir partiellement aux oppositions, et il est relativement toléré grâce à son immense célébrité jusqu’à sa mort en 2012.

Mustafa Sid Ahmed et Muhammad Wardi sont liés à un troisième grand personnage des cultures de gauche, Mahjoub Sharif (1948-2014), écrivain et poète soudanais, dont ils ont mis en musique plusieurs poèmes. Mahjoub Sharif est né dans une zone rurale de la Gezira, mais il grandit à Omdurman dans une famille relativement pauvre de petits commerçants, qui n’ont pas la possibilité de lui payer des études supérieures. Ainsi, il opte pour une formation de professeur des écoles et devient instituteur et enseignant à Khartoum. Sa poésie se développe sous l’impulsion de la Révolution d’octobre 1964.

Inspiré comme beaucoup d’autres intellectuels par des idéaux de gauche, il s’inscrit au parti communiste et il est actif dans le syndicat des enseignants. Il supporte l’arrivée au pouvoir de Nimeiri, mais comme les deux autres il s’y oppose rapidement. Encore plus que les autres, il est victime de l’acharnement du régime : accusé de comploter contre le gouvernement, il est renvoyé de son école et emprisonné de 1971 à 1973, puis encore entre 1973 et 1974. En 1976 il est arrêté pendant sa lune de miel pour deux ans, et encore une quatrième fois en 1979. En 1996, il comptait 10 arrestations, d’une durée variable de quelques mois à trois ans, dans des conditions très dures responsables de la détérioration de sa santé.

Cet acharnement était dû à la production poétique de Mahjub. Non seulement il continuait à écrire ses idées pendant ses périodes de liberté, mais il était connu pour ses compositions et performances aussi pendant ses séjours en prison, et par les liens qu’il était capable de tisser avec les prisonniers et le personnel. Bien que privé de papier et crayon, il arrivait à se procurer des stylos et il avait l’habitude d’écrire partout, et surtout sur ses vêtements. Un de ses poèmes les plus célèbres fut sorti de prison sur une jellabiyya (vêtement soudanais traditionnel) cousue par un des prisonniers qui était couturier.

Ses poésies étaient écrites en arabe colloquial soudanais, avec un langage à la fois simple, direct, mais puissant, pensé pour être compris par le plus grand nombre. Son répertoire était très varié et incluait des comptines pour enfants comme des recueils de poésie. Ses thèmes n’étaient pas simplement militants, ils étaient proches de la vie et des difficultés de tous les jours des Soudanais, et ses chansons mettaient en avant la dimension affective des luttes quotidiennes : les massons au travail souffrant sous un soleil cuisant, les attentions d’une mère débordée envers son enfant, l’intimité des conversations entre des amis autour d’un thé. Ses histoires montraient les frustrations des pauvres, l’agonie d’une société entière capturée par des régimes violents, et le pouvoir de l’amour, du partage et de l’entraide comme remparts contre l’aliénation. C’est cette simplicité subversive qui a rendu sa poésie si dérangeante et a fait de Mahjoub Sharif une cible pour les persécutions du régime.

Comment cette culture de la résistance et les représentations héritées des deux grandes révolutions de 1964 et 1985 influent-elles aujourd’hui sur les protestations?

Il me semble important de souligner la dimension culturelle et populaire de la mémoire de ces révolutions. Cette mémoire révolutionnaire n’est pas nouvelle et elle n’a pas été redécouverte soudainement aujourd’hui, mais elle est restée vivante dans l’imaginaire collectif, à la fois grâce à ceux et à celles qui y ont participé et qui sont encore vivant.e.s, et aussi par la foisonnante production culturelle qui a marqué ces deux épisodes (voir les Uktuberiyyat) et qui reste bien présente dans la culture populaire. On entend aujourd’hui chanter aux sit-in les fameux chants composés contre la colonisation par des musiciens comme Khalil Farah (comme ‘Azza fi Hawk, Azza, je t’aime)10 ou Ubayyd ‘Abd al-Nur (Umm Dhafayr, la fille aux cheveux plissés)11, ou ceux écrits lors de la révolution d’Octobre 1964 par  Muhammad Wardi ou par Muhammad al-Amin, un autre  musicien de la révolution12. Il y a également des photos iconiques des révolutions passées qui ont largement circulé dans les médias sociaux, comme les marches des femmes lors de l’intifada de 1985.

Ce qui me semble important dans cette réutilisation du passé n’est pas tellement la transposition des situations ou des techniques de protestation, mais surtout le transfert d’un certain nombre de symboles déjà utilisés lors des révolutions précédentes, qui ont un caractère fortement émotionnel et fédérateur. Il s’agit d’emblèmes qui sont des métaphores des luttes contre des régimes oppressifs, de la capacité des Soudanais à s’unir contre les injustices, aussi bien que de certaines valeurs positives qui sont imaginées comme des qualités « traditionnelles » du « peuple soudanais » (pour suivre la terminologie locale).

Le second élément est celui de l’imaginaire historique. Les récits des révolutions passées, les histoires sur l’entraide constante entre protestataires, les mobilisations massives autour d’eux, la coopération avec la police et l’armée, et ainsi de suite – des récits qui sont idéalisés en partie, mais aussi décrits par les observateurs extérieurs de l’époque – fournissent un imaginaire révolutionnaire qui rend possible  l’idée de vaincre  un pouvoir répressif et sans scrupules. Ce qui s’est déjà produit peut se produire une nouvelle fois.

Le 23 avril dernier, un train de manifestants arrive à Khartoum sous les célébrations des protestataires. ©Elsadig Mohamed

Comme toutes les protestations, les révolutions de 1964 et 1985 étaient marquées par une chorégraphie des mobilisations fortement symbolique. Tout avait une signification : la manière dont on s’habillait, la nourriture distribuée aux protestataires, l’ordre maintenu pendant les rassemblements, ou même la manière dont la musique était utilisée pendant les manifestations.

Par exemple, les photos des démonstrations de 1964 et 1985 montrent des groupes de femmes habillées dans des tobes blancs13,  le vêtement habituel pour les femmes dans certains types de professions. Comme elles, certaines  militantes d’aujourd’hui s’habillent en blanc pour faire le lien avec ce passé d’engagement féminin. Le train arrivé de Atbara le 23 avril 2019 est une référence au train qui arriva de Kassala à Khartoum en octobre 1964. Le message à l’époque était que tous les Soudanais devaient être unis dans la lutte contre Abbud, et donc les provinces voulaient donner main forte aux militants qui cherchaient à entrer dans le palais présidentiel.

Le profond message antiautoritaire, égalitariste et progressiste dans les mémoires révolutionnaires fait partie du patrimoine d’imaginaires du possible et d’emblèmes de lutte dont se servent les activistes aujourd’hui.

Aujourd’hui aussi les Soudanais convergent des provinces vers la capitale par tous les moyens de transports (minibus, autos) pour participer aux luttes, mais le fait de faire venir un train entier rempli de personnes, en référence explicite à la révolution d’Octobre, a été un acte si fort que cela a provoqué une vague d’émoi. Ce train, symbole du passé syndicaliste et de résistance à tous les gouvernements, du colonial au présent, malgré l’affaissement du secteur, montre le pouvoir du passé dans le présent.

Or, il est aussi important de souligner que ces imaginaires historiques n’appartiennent pas seulement à la gauche et n’ont pas été produits uniquement par celle-ci, malgré le rôle prépondérant des artistes de gauche dans la sphère culturelle. Dès 1964, le mouvement islamique d’Hassan al-Turabi joue un rôle important dans les événements révolutionnaires, et en 1985 cela est encore plus évident, alors que la gauche est affaiblie. Un second élément est que si les ‘cultures de gauche’ dans les périodes révolutionnaires ont parlé à toutes les classes sociales et orientations idéologiques, et ont participé à les à faire travailler ensemble, cet impact fédérateur se dissout en période postrévolutionnaire. Dans l’histoire, une fois l’ennemi abattu et la liberté retrouvée, les forces sociales soudanaises se sont décomposées à nouveau, malgré les appels à l’unité.

Cependant, le profond message antiautoritaire, égalitariste et progressiste dans les mémoires révolutionnaires apparentées aux cultures de gauche est indéniable, et cela fait partie du patrimoine d’imaginaires du possible et d’emblèmes de lutte dont se servent les activistes aujourd’hui.

Notes

  1. Le début de la guerre civile entre Sud et Nord se situe en 1955, un an avant l’indépendance, quand les politiciens du sud se voient nier leur demande de création d’un système de confédération entre nord et sud, alors que les politiciens du nord soutiennent qu’il faut annexer et arabiser le Sud. ↩︎
  2. Le National Union Party était le parti lié à la confrérie sufi Khatmiyya, à l’époque la confrérie la plus importante du pays, et devenue prédominante au XIXe siècle avec la domination Ottomano-égyptienne. ↩︎
  3. Lié à l’époque à ‘Abd al-Rahman al-Mahdi, descendant du Mahdi soudanais Muhammad Ahmad, créateur de l’État mahdiste au XIXe siècle (1885-1898). ↩︎
  4. À l’époque appelé National Charter Front, renommé ensuite National Islamic Front. ↩︎
  5. Il s’agit du regretté Dr. Anwar ‘Abd al-Majid Osman (1952-2017). Après sa jeunesse à Atbara, il continua ses études à l’étranger comme archéologue et archéobotaniste. Devenu chef du département d’archéologie de l’Université de Khartoum, il fut renvoyé pour ses orientations politiques. Nous avons partagé beaucoup d’années, de thés et de discussions au Centre d’Études sur le Moyen Orient et l’Islam de l’Université de Bergen, et cet article est dédié à sa mémoire. ↩︎
  6. https://www.sm3na.com/audio/9f8259f0f167 ou https://www.youtube.com/watch?v=RJ-LKQkNGhc ↩︎
  7. La Nubie est une région située au nord du Soudan, caractérisée par un ensemble linguistique propre. ↩︎
  8. https://www.youtube.com/watch?v=i9F1v9lX0UU ↩︎
  9. https://www.youtube.com/watch?v=3RJ5viiAO9A ↩︎
  10. https://www.youtube.com/watch?v=jlJbhKMo_6c  ou https://www.youtube.com/watch?v=Wc7GXCFnJhM ↩︎
  11. https://www.youtube.com/watch?v=oNBoI_iKneU ↩︎
  12. Pour une belle présentation et des sous-titres, voir ici: https://www.youtube.com/watch?v=lDP0QGb0VfE&t=176s ↩︎
  13. Un long drap qui enveloppe le corps. ↩︎