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Chili, la crise sociale est aussi environnementale

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Les habitants de la commune de Til Til au Chili vivent au milieu d’exploitations industrielles hautement polluantes : déchets toxiques, sécheresse, poussières, pollution de l’eau. Cette situation n’est pas un cas isolé, elle est symptomatique d’un modèle de développement basé sur l’exploitation des ressources naturelles mis en œuvre pendant la dictature et consolidé lors du retour du pays à la démocratie. Cette enquête explore l’impact environnemental et social de ces orientations économiques et de ces choix de développement. A travers l’expérience des habitants de Til Til l’enquête rend compte des difficultés de se mobiliser et de mener des actions en justice dans un contexte où l’injustice environnementale s’articule avec une crise sociale. Cette analyse propose ainsi un éclairage pour appréhender les récentes mobilisations sociales au Chili.

Pour parvenir chez Cecilia, il faut longer les rails du train qui transportent tous les jours les poubelles de Santiago vers les centres d’enfouissement de déchets industriels, situés sur la commune de Til Til, au nord-ouest de la capitale chilienne. Je chemine au milieu des restes d’ordures et de plastique qui s’envolent à chaque passage de train. L’air est sec et rempli de poussière. La largeur des routes principales fait penser à une grande agglomération, mais les petites maisons qui les bordent rappellent que nous sommes dans un village du centre du Chili. Les grands bâtiments des entreprises côtoient les potagers des habitants, formant un paysage étrange, ni rural ni urbain.

Cecilia a disposé des plantes tout autour de chez elle, et sa maison sent bon le feu de bois. Accrochés aux murs du salon de cette habitation, qu’elle partage avec sa sœur, sa mère et ses deux neveux, des objets témoignent des origines de la famille. D’un côté, des fers à cheval, des pièces de cuir et de cuivre pour le père, originaire du campo chileno (la campagne chilienne) du centre du pays. De l’autre côté, les telares, les bijoux d’argent, et le drapeau mapuch1, pour la mère, du sud du Chili. Autour d’un repas, j’interroge Cecilia sur sa vie à Til Til, sur sa relation avec ce territoire déclaré « zone de sacrifice » par les organisations de défense de l’environnement en raison d’une importante concentration d’industries polluantes sur son sol. Au cours de l’entretien, la maison tremble au passage du train et l’électricité se coupe à plusieurs reprises, « alors que nous payons l’électricité la plus chère de toute la région métropolitaine », me dit sa sœur en souriant d’un air entendu.

La situation dans laquelle se trouvent les différents villages de Til Til, commune rurale de 19 000 habitants située à 60 kilomètres de Santiago, illustre bien le modèle de développement chilien tel qu’il a été mené ces dernières décennies. Basé sur l’exploitation des sols, des sous-sols et l’exportation de ressources naturelles, notamment minières, le développement chilien a des répercussions lourdes tant sur l’environnement, que la santé ou la vie sociale.

Les revendications socio-environnementales sont d’ailleurs la troisième cause de mobilisation au Chili au cours de la décennie 2009-20182, après celles liées au travail et à l’éducation. Elles portent sur les pollutions (de l’air, de l’eau, des sols et sous-sols), le développement local et sur les projets de grande ampleur (barrages et centrales hydroélectriques, exploitation minière, industrie agro-forestière, centrales à charbon, etc.). Les mobilisations environnementales ne sont donc pas uniquement tournées vers la défense de la nature et de la biodiversité en soi, mais défendent un territoire, la santé et la dignité de ses habitants. Les actions collectives sont généralement circonscrites à un territoire donné et peu d’entre elles ont des répercussions dans l’ensemble du pays, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas toujours visibles en dehors des localités d’action.

À partir de la commune de Til Til et de ses habitants, cette enquête explore l’impact environnemental du modèle de développement chilien et les difficultés des habitants à se mobiliser et à mener des actions en justice.

Le développement à la chilienne, un générateur de zones de sacrifice

En 1980, dans un Chili gouverné par le général Augusto Pinochet, l’adoption d’un nouveau texte constitutionnel toujours en vigueur aujourd’hui consacre le principe de subsidiarité de l’État, c’est-à-dire que l’action de l’État vise à faciliter la régulation par le marché, notamment en matière environnementale. Cette constitution grave ainsi dans le marbre un modèle néolibéral où l’éducation, la santé et le système des retraites ont été privatisés. Elle inclut également des dispositions conservatrices en matière de mœurs, en particulier concernant l’avortement3. Le changement de cet ordre social et politique hérité de la dictature est au cœur des revendications de ces dernières années (mobilisations lycéennes et étudiantes de 2006 et 2011, mobilisations contre le système des retraites depuis 2015, mobilisations féministes, notamment illustrées par une vague d’occupations des universités en 2018).

Le texte constitutionnel consolide également un modèle de développement basé sur l’exploitation et l’exportation des ressources naturelles. Ce modèle a été mis en œuvre par les tenants de l’économie néoclassique, les fameux « Chicago Boys »4 de Milton Friedman, et s’est traduit par des facilités d’octroi de concessions minières aux entreprises (code minier de 1983) et par la privatisation de l’accès à l’eau (code de l’eau de 1982). Le retour à la démocratie au cours des années 1990 n’a pas altéré ce modèle et les richesses engrangées par l’exportation du cuivre (55% des exportations du pays), dont le Chili possède les principales réserves mondiales (29%) et est le premier producteur au monde, a permis au pays d’assurer sa croissance.

Cette exploitation des ressources participe à endommager la biodiversité et transformer certains espaces au gré de la demande mondiale sur les principales richesses du pays (cuivre, lithium, avocat, saumon, pâte à papier). Au nord, l’extraction minière fragilise la faune et la flore et strie les déserts de gigantesques excavations. Au centre du pays, les terres sont fortement sollicitées pour des monocultures intensives, comme l’avocat Hass, non originaire de ces régions, destiné à l’alimentation des marchés européens et américains. Au sud, l’industrie forestière contribue à l’amenuisement des forêts natives tandis que les habitants constatent la croissante pollution des mers par la surproduction de saumons. Ces poissons d’élevage sont encerclés dans des cages sous-marines, leur culture intensive détruit à terme les écosystèmes5 et porte atteinte à la production locale de coquillage et à la pêche.

Qui est « sacrifié » et au nom de quoi ?

Cet héritage pèse en particulier sur certains territoires que leurs habitants appellent zones de sacrifice car ils estiment payer un lourd tribut au nom du développement dont se vante le pays. Le terme émerge dans les années 1980 aux États-Unis à la faveur des mouvements pour la justice environnementale et est introduit au Chili par des organisations de défense de l’environnement. Les activistes américains parlent alors de National Sacrifice Zones pour désigner les espaces de production d’armes nucléaires, dont certains ont été fermés en raison de taux élevés de radioactivité. Ils dénoncent une double injustice, environnementale et sociale, dans la mesure où les populations marginalisées, les Noirs américains et les habitants les plus pauvres des États-Unis, figurent comme les plus exposées à cette pollution chimique, qui ne se limite pas seulement à la radioactivité6.

Les organisations chiliennes de défense de l’environnement détournent quant à elles l’expression « zone saturée » qui, dans le droit chilien, désigne des lieux exposés à la pollution de l’air et notamment à de fortes concentrations de particules fines. Plusieurs territoires sont renommés zones de sacrifice car ils concentrent des activités polluantes, notamment des centrales à charbon (les termoelectricas). Le Chili compte cinq zones de sacrifice, parmi lesquelles figure celle de Til Til : au nord du pays les zones de Tocopilla/Mejillones dans la région d’Antofagasta et de Huasco dans la région d’Atacama ; au centre du Chili la zone de Puchuncaví-Quintero dans la région de Valparaíso et enfin au sud celle de Coronel dans la région du Bío Bío.

Dans ces zones de sacrifice, la catastrophe environnementale se double de difficultés sociales puisque ces activités industrielles (centrales à charbon, stockage de déchets toxiques, raffinerie de pétrole, transformation du cuivre, etc.) ne bénéficient qu’à la marge aux habitants. Ces espaces densément industrialisés affichent ainsi de forts taux de pauvreté et de chômage. Til Til est par exemple l’une des communes les plus pauvres de la région métropolitaine alors qu’elle concentre des activités économiques essentielles au développement de la ville de Santiago. Pourtant, seul un petit nombre de ses habitants travaille dans les entreprises installées sur son territoire, soit parce que certaines activités ne nécessitent pas de main d’œuvre importante soit parce que les entreprises font venir des travailleurs saisonniers d’autres régions du pays.

L’usage du terme zone de sacrifice permet de s’interroger sur les responsabilités et les impacts de l’exploitation de ces espaces : qui est « sacrifié » et au nom de quoi. Cette expression permet aux organisations de défense de l’environnement et aux habitants de politiser leur situation, de s’interroger sur l’exploitation des ressources naturelles, le modèle de développement national et la répartition de ses bénéfices.

Til Til, arrière-cour de Santiago

L’histoire de la commune de Til Til est liée au développement des grandes villes du pays ainsi qu’aux différentes évolutions de l’activité minière chilienne. L’inauguration de la ligne de chemin de fer Santiago–Valparaíso (celle qui sert aujourd’hui à la circulation des trains-poubelles que l’on voit en arrivant chez Cecilia) a permis aux villages de croître et de commercialiser leurs produits agricoles dans ces villes à la fin du XIXe siècle. La fin de l’épopée du salpêtre7 dans le nord du Chili, a entraîné des vagues de migrations de travailleurs vers d’autres régions. Une partie de ces mineurs ont émigré vers le centre du pays pour travailler dans les mines d’or et de cuivre, notamment à Til Til. Par la suite, l’arrivée de la cimenterie Polpaico, destinée à fournir les entreprises de construction de Santiago dans les années 1950, marque le début de l’implantation de grandes industries sur ce territoire. L’ouverture de Polpaico a rapidement attiré des habitants originaires des campagnes environnantes et des quartiers défavorisés de Santiago, venus construire les différents villages qui composent aujourd’hui la commune de Til Til.

L’arrière-cour du développement de la capitale

Depuis la fin des années 1990, cette zone rurale s’est progressivement industrialisée selon le plan d’aménagement du territoire dépendant de la région métropolitaine de Santiago, c’est-à-dire que les projets d’aménagement ont suivi l’expansion de la capitale et de ses besoins sans tenir compte du caractère rural de Til Til. Ses habitants ont travaillé dans ces entreprises comme ouvriers, tout en développant une production agricole, principalement fruitière (olives et melons), avant que ces deux sources de revenus ne se tarissent. La croissance industrielle de Til Til en a fait l’arrière-cour du développement de la capitale, reléguant l’extraction minière (et l’emploi des ouvriers locaux) au second plan. Le territoire s’est alors « spécialisé » dans le stockage de déchets miniers, en provenance de mines extérieures à la commune qui acheminent leurs résidus via des tubes souterrains jusqu’aux grands bacs de décantation situés à Til Til. Ces bassins contiennent les « restes » miniers après la séparation des minerais de la roche dans des piscines à ciel ouvert. D’autres entreprises d’enfouissement des déchets domestiques et industriels sont également présentes à Til Til. On trouve enfin sur la commune des industries agro-industrielles (entreprises de production intensive de porcs) et des centres de recyclage des eaux usées. Le train qui traverse les villages ne transporte pas de voyageur et pas plus de produits agricoles : il ne fait plus qu’acheminer des déchets vers les entreprises de traitement de la commune. Autrefois symbole du développement de Til Til, il rappelle à la commune tant son dynamisme économique passé que sa situation de relégation actuelle.

L’angoisse des habitants face à cette situation se mesure dans les discussions quotidiennes portant sur les risques que représentent ces diverses activités industrielles. Ils constatent par exemple que les murs de béton derrière lesquels sont retenus les résidus toxiques issus de l’exploitation minière se fissurent. Accolé à leurs habitations, les bacs de décantation font partie de leur paysage quotidien. Les habitants s’interrogent quant à l’étanchéité de ces piscines à l’air libre et craignent que des métaux lourds s’infiltrent dans les nappes phréatiques et dans les sols qu’ils utilisent pour cultiver leurs propres potagers. De plus, le manque d’eau dans la commune oblige, une partie de l’année, à approvisionner certains villages de Til Til par camions citernes, qui densifient le flux continu de camions qui soulèvent énormément de poussière et génèrent une pollution de l’air permanente. La mise en œuvre de ces plans « d’urgence » est devenue la norme pour faire face aux pénuries et à la sécheresse, sans qu’aucune restriction sur l’usage de l’eau par toutes les entreprises installées sur le territoire ne soit envisagée. Enfin, ce quotidien ne rend pas ou plus possible les activités agricoles, notamment la production locale de fruits, qui permettaient une certaine autonomie alimentaire et économique des habitants de ces territoires.

Ces divers types de pollution ont aussi des effets sur la santé des habitants : le nombre de troubles respiratoires est proportionnellement plus important à Til Til que dans le reste du pays. À cela s’ajoutent les nuisances sonores (bruit du train, vrombissement des camions) et les odeurs nauséabondes dégagées par les usines. Les habitants ne savent pas si ces pollutions peuvent avoir à terme un impact sur leur santé et aucune enquête scientifique n’a jusqu’à maintenant été menée sur ce sujet.

Dans ce contexte, les habitants de Til Til s’interrogent à propos de leurs droits à décider de la mise en œuvre ou non de ces projets industriels sur leur commune, et sur leur légitimité, en tant que citoyens, à les refuser. Une partie des habitants de Til Til s’est notamment opposée pendant plusieurs années à la construction d’un nouveau projet de traitement des déchets industriels en provenance de tout le pays. Ils se mobilisent régulièrement en bloquant l’autoroute 5, axe traversant le pays du nord au sud, qui passe aux abords des villages. Face à ces projets polluants, les habitants expriment leur sentiment d’impuissance et leur marginalisation dans les processus de décision :

« Bien sûr ils disent que [ le projet ] respecte les normes internationales, et bon, c’est toujours la même chose, mais bon… ce qu’ils peuvent détruire en chemin ça inquiète. (…) alors oui, il y a eu ce processus de consultation où toi tu dois aller sur une page [internet], mais on sait que les gens ils ne vont pas aller sur cette page, ils ne vont pas faire leurs observations, et ils ne comprennent pas non plus, c’est ça aussi l’enjeu. Moi je sens que depuis ma première participation à une consultation (…) je me dis pourquoi ils consultent les gens sur quelque chose que les personnes ne connaissent pas ? Ils n’ont aucune idée. En plus, tout ça est dans une langue…légale…que personne ne comprend. C’est très pénible de lire ces trucs, et pénible de ne pas comprendre, et en plus tu dois te mettre sur un ordinateur, et un petit vieux de je ne sais quel âge ne va jamais se connecter. Alors dans la pratique on est obligés de penser que tout ça [les projets] est fait pour que ça se fasse, et que peu importe si les gens donnent leur avis ou non… Et bon les gens savent, ont le sentiment de pouvoir dire si c’est bien ou pas, mais pourquoi est-ce que je vais dire quelque chose si au final ils vont le faire quand même ? C’est l’impression que l’on a, peu importe ce que l’on fasse, ce que l’on fait n’importe pas, ils vont le faire de toutes façons8 ».

Enfin, les structures de santé ne sont pas adaptées au risque industriel qui pèse sur ces zones. Des crises sanitaires ayant eu lieu dans une autre zone de sacrifice inquiètent particulièrement les habitants de Til Til. Sur la côte pacifique, à une centaine de kilomètres de Santiago, de nombreux habitants et particulièrement des enfants du bassin industriel de Puchuncaví-Quintero ont été intoxiqués en 2011, puis de nouveau en 2018. Les intoxiqués ont été accueillis en urgence dans des hôpitaux qui n’étaient pas équipés pour traiter ce type d’infections, ce qui a suscité la colère des habitants.

Ces derniers contestent le fait que les entreprises du parc industriel et portuaire respectent les normes en matière d’émissions polluantes. Sur cette zone de sacrifice, déclarée zone saturée depuis le début des années 1990, on compte, entre autres, des stations de transformation de cuivre, quatre centrales à charbon, une fonderie et une raffinerie de pétrole. Depuis plusieurs années, les personnels de santé alertent sur les nombreux cas d’intoxications et sur les maladies chroniques qui se développent anormalement dans ces communes. Les professeurs et personnels des écoles se sont également mobilisés à plusieurs reprises pour dénoncer les risques auxquels les écoliers sont exposés. Les syndicats d’artisans pêcheurs insistent quant à eux sur l’impossibilité de continuer à pratiquer leurs activités en raison de la disparition de la biodiversité marine due à la pollution des eaux provoquée par la répétition des marées noires.

En 2018, face à une nouvelle vague d’intoxication, des groupes de femmes, de pêcheurs et d’habitants se sont mobilisés dans les villes portuaires de Quintero et Puchuncaví pour demander des comptes aux entreprises privées et à l’État. En mai 2019, la Cour suprême chilienne, dans une décision historique, a obligé l’État chilien à prendre des mesures pour faire la lumière sur cette crise environnementale et sanitaire et à mettre en œuvre des mesures urgentes de protection. Cependant, sans informations fiables concernant les causes de ces intoxications, aucune entreprise n’a été reconnue coupable à ce jour. Plusieurs mesures de prévention ont été envisagées comme l’éloignement des écoles et des structures sportives du parc industriel, mais aucun plan ne prévoit le contrôle effectif des émissions des entreprises, la mise en œuvre d’éventuelles sanctions et encore moins la réduction des activités industrielles dans ces communes.

Défendre l’environnement par le droit

Face à ces situations, les habitants des zones de sacrifice comme Til Til tentent d’avoir recours à la justice pour faire connaître leur situation. Cependant, les avocats qui ont décidé de défendre la cause environnementale et les personnes touchées par les risques sanitaires ne sont pas nombreux. Ces procès « ne rapportent pas9 », comme le disent plusieurs avocats rencontrés au cours de cette enquête. Pour la plupart, les avocats des ONG défendent des organisations sociales composées de riverains, des défenseurs de l’environnement et des citoyens victimes de pollution qui réclament justice. Ils plaident face aux avocats des multinationales chiliennes ou étrangères.

Selon la législation chilienne, chaque projet industriel doit suivre un processus d’évaluation de son impact environnemental au cours duquel les populations locales susceptibles d’être touchées par le projet peuvent exprimer leurs remarques et inquiétudes. Cependant, cette participation citoyenne est fortement restreinte par la technicité des documents fournis par les entreprises, ce qui limite l’appropriation de ces dispositifs par les habitants, comme me l’a exprimé une habitante de Til Til citée précédemment.

Les avocats pointent également du doigt que ces études d’impact sont souvent partiales, dans la mesure où elles sont financées par les entreprises elles-mêmes. Il est impossible pour les habitants qui vivent dans une situation socio-économique difficile de financer des analyses scientifiques contradictoires, qui mesureraient la qualité de l’eau, de l’air, des sols, et qui permettraient d’effectuer des corrélations entre la détérioration de la santé des habitants et les activités industrielles. Qui plus est, ces études d’impact se font par projet et non par territoire, ce qui revient à ignorer l’impact cumulatif de différentes installations industrielles sur un même espace. Les projets plus anciens, et particulièrement ceux liés à l’installation de centrales à charbon ou de bacs de résidus miniers, ne sont tout simplement pas soumis à la nouvelle législation environnementale, car leurs implantations préexistaient la loi. Les habitants de Til Til ne peuvent donc pas entreprendre de recours en justice pour les bacs de résidus qui les inquiètent.

L’accès à l’information est une véritable lutte

Malgré cela, les avocats montent des dossiers, rencontrent des habitants et plaident dans les nouveaux tribunaux environnementaux mis en place depuis la législation environnementale de 2010. Ils rassemblent des preuves, des informations sur les projets en cours et sur les expertises qu’il serait nécessaire de mener. Pour appuyer leur argument, les avocats s’attachent à une phrase de la Constitution de 1980 : « le droit à vivre dans un environnement sans pollution ». Cependant, les défaites sont nombreuses au cours de ces procès car il est souvent impossible de démontrer le lien entre l’impact environnemental et le projet concerné. Les juges tranchent le plus souvent en faveur d’une protection du droit à la libre entreprise inscrit, lui aussi, dans la Constitution. Les avocats expliquent d’ailleurs que c’est toute la limite d’un raisonnement juridique de protections des droits humains qui s’appuie sur un texte constitutionnel datant de la dictature.

La réelle plus-value de ces recours réside plutôt dans le fait qu’au cours de ces longs procès les habitants se sensibilisent, dans un contexte où l’accès à l’information est une véritable lutte. Ils se réunissent, échangent leurs perceptions, leur mal être et mettent en commun des expériences de mobilisation. En définitive, ces procès permettent de (re)créer localement un tissu social, voire de (res)susciter des vocations militantes.

Une avocate rencontrée à Santiago en avril 2018 précise ainsi qu’au Chili « il y a l’idée que les problèmes doivent être résolus par un avocat, que le problème se résout dans les tribunaux, se résout par les institutions (…) ce que je vois c’est que ce sont justement les institutions qui ont généré le problème. Alors la communauté [les habitants] est chaque jour plus consciente de cela, les communautés du pays en général sont plus conscientes de cela, et donc elles agissent en conséquence et elles cherchent aussi d’autres alternatives, pas seulement celle-ci, ça ne veut pas nécessairement dire qu’elles abandonnent [la voie juridique] mais qu’elles considèrent que ce n’est pas l’unique manière. »

Différents petits groupes de citoyens s’organisent au niveau local, comme à Til Til où les habitants échangent, notamment sur les réseaux sociaux, des informations relatives aux analyses scientifiques nécessaires pour « documenter » les pollutions et relatives aux nouveaux projets mis en œuvre. Ils tentent de cette manière d’instaurer un contrôle citoyen sur ce qu’il se passe autour de chez eux. L’accumulation de ces micro-mobilisations – à l’image de celles menées régulièrement autour de la route 5 – et ce qu’elles permettent en termes d’échanges entre les habitants constituent ainsi des foyers momentanés de politisation des enjeux socio-environnementaux au Chili.

Les zones de sacrifice, les limites d’un modèle

À Til Til, divers maux se conjuguent : de lourdes atteintes à l’environnement provoquées par une extrême concentration d’activités industrielles, une dégradation de l’état de santé des habitants, des situations socio-économiques difficiles et aucun accès à des dispositifs de participation citoyenne. Ces zones de sacrifice sont emblématiques d’un modèle de développement mis en œuvre au cours de la dictature chilienne et consolidé au retour du pays à la démocratie. Ces espaces illustrent les limites d’un modèle de développement qui suscite aujourd’hui des sentiments d’injustice et de colère dans tout le pays. Les questions sociales et économiques, l’emploi, la précarité des habitants ainsi que les enjeux sanitaires se conjuguent avec la crise environnementale. Cette « injustice environnementale » est vécue quotidiennement par les habitants de ces espaces qui tentent de s’informer, de dénoncer les atteintes à leur santé et de mener des recours en justice. Malgré l’absence d’un support constitutionnel et d’un mode de développement ancré dans l’imaginaire d’un Chili prospère, des réseaux d’entraide se tissent et les habitants s’organisent au niveau local. Ils contribuent ainsi à porter des messages sur l’urgence environnementale et alimentent de cette manière la politisation croissante de la société chilienne.

Notes

  1. Les Mapuches sont un des peuples indiens du pays, ils représentent environ 10% de la population. ↩︎
  2. Base de données du COES, Centro de Estudios de Conflicto y Cohesión Social (2018). Observatorio de Conflictos, Acciones de Protesta 2009-2018. [Archivo de datos]. Santiago, Chile: Centro de Estudios de Conflicto y Cohesión Social (COES). ↩︎
  3. Le Chili avait légalisé partiellement l’avortement dès les années 1930 avant que la dictature de Pinochet ne rétablisse une interdiction totale. La dépénalisation de l’avortement pour « trois causes » (risque pour la mère, malformation grave du fœtus, cas de viol) a été votée au cours du deuxième mandat de Michelle Bachelet (2014-2018). L’instauration d’une clause de conscience, qui peut être collective et s’appliquer à l’ensemble d’un établissement hospitalier, limite en pratique l’exercice de ce droit. ↩︎
  4. Sur ce sujet on peut voir le documentaire « Chicago Boys » de Carola Fuentes et Rafael Valdeavellano, 2015. ↩︎
  5. En 2016 une crise sanitaire sans précédent a touché les îles du sud du Chili impliquant la culture intensive du saumon. Ces saumons, non originaires de cette région du monde et nourris aux hormones, contaminent l’ensemble de la faune et la flore sous-marines, en particulier les cultures de coquillages des îles, notamment lorsqu’ils s’échappent des bassins. Les industries du saumon déplacent ensuite leurs cultures dès lors que certains espaces marins sont devenus infertiles et utilisent des antibiotiques toujours plus résistants face à l’antibiorésistance des espèces. Quinones Renato et al, « Environmental issues in Chilean salmon farming: a review ». Reviews in Aquaculture, 2019. 10.1111/raq.12337. ↩︎
  6. C’est ce que détaille Steve Lerner dans un ouvrage consacré à ces zones de sacrifice américaines : Lerner Steve, Sacrifice Zones: The Front Lines of Toxic Chemical Exposure in the United States. MIT Press, 2010. ↩︎
  7. Le salpêtre servait à produire du nitrate de soude, utilisé comme engrais en Europe. La découverte d’un produit de synthèse se substituant à cette ressource naturelle a entrainé la fermeture brutale des mines de salpêtre dans le nord du Chili. ↩︎
  8. Entretien avec une habitante de Til Til, juillet 2019. ↩︎
  9. Entretiens et observations réalisés auprès d’avocats dans le cadre d’une enquête sur les conflits socio-environnementaux au Chili, entre août 2018 et juillet 2019. ↩︎