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Avant Trump, le spectacle de la frontière murée made in Arizona

Mexico & Central America

Le « mur de Trump » illustre l’obsession états-unienne à militariser toujours plus la frontière mexicaine, indépendamment de l’évolution du nombre de traversées non autorisées. Pourtant, la fixation des débats autour du « Build the Wall » ne date pas de Trump. Entre 2010 et 2013 par exemple, les actions d’une coalition de militants, de politiques et d’experts de la sécurité de l’Arizona témoignent déjà des actes de légitimation du recours à un « mur ». Les enjeux autour de la sécurité frontalière ne portent ainsi pas seulement sur le contrôle des traversées au niveau de la ligne-frontière. Ils permettent surtout de structurer la vie politique locale et nationale, en fonction des intérêts et des agendas des acteurs coalisés.

Les gouverneurs de Californie et d’Arizona ont inégalement réagi à l’annonce faite par le président Trump le 4 avril 2018 de l’envoi de soldats de la Garde Nationale à la frontière mexicaine1, en renfort aux agents de la Patrouille frontalière (Border Patrol) et des polices locales. Le gouverneur républicain de l’Arizona, Doug Ducey, s’est montré enthousiaste : « Pour combattre les flux illégaux de drogues, de trafics d’êtres humains et d’armes […] je remercie l’administration fédérale qui agit enfin pour sécuriser la frontière2 ». Le gouverneur démocrate de Californie, Jerry Brown, plus circonspect, a insisté sur les limites de cette opération : « Il ne s’agira pas de construire un nouveau mur […] ni d’arrêter des femmes et des enfants ou d’enfermer des personnes fuyant la violence […] Car ici est la vérité : il n’y a pas de vague massive de migrants se déversant en Californie3 ». Ces deux réactions montrent la dissension autour des enjeux migratoires et frontaliers aux États-Unis. Pour les anti-migrants, la frontière n’est pas suffisamment sécurisée, soumise à une « invasion4 ». Pour les opposants à la militarisation, ce déploiement est inutile.

Du côté des anti-migrants, entre 2010 et 2013, des parlementaires républicains de l’Arizona ont regroupé au sein d’un comité l’ensemble des acteurs exigeant de l’administration Obama une militarisation accrue de la frontière5. On y dénombre des shérifs, des ministres de l’Arizona, mais aussi une association d’éleveurs, les chambres de commerces frontalières, des miliciens patrouillant le désert et des associations Tea Party. En mai 2011, le comité lance une initiative de levée de fonds intitulée « Build the Border Fence » (« Construire la barrière frontalière ») afin d’ériger une « barrière frontalière ». Ces acteurs présentent les migrations transfrontalières comme une menace et un problème public. Ils consacrent la « barrière » comme un outil de sécurité légitime et accusent l’État fédéral de non-protection pour le forcer à agir. Se pencher sur cette mobilisation avant-Trump permet d’illustrer les actes de légitimation de la militarisation et les débats associés, et ainsi d’éclairer la cristallisation actuelle autour du « mur ». Après un bref descriptif du spectacle de la militarisation de la frontière dans lequel se niche la mobilisation décrite, il sera question de présenter trois actes de légitimation du « mur » à partir des actions pro-« barrière frontalière » de l’Arizona.

Surenchère de militarisation

© Tomas Ayuso

« La sécurité frontalière est au cœur du travail politique et médiatique de construction de l’immigration en termes problématiques et guerriers »

Les divergences sur les enjeux migratoires aux États-Unis sont à resituer dans le cadre d’un spectacle de la militarisation frontalière au long court. Le processus de militarisation de la zone frontalière avec le Mexique va de pair avec la criminalisation de l’immigration non autorisée depuis les années 19806. Dans la zone frontalière, la militarisation se traduit par le déploiement de technologies et de routines de surveillance des mobilités transfrontalières tant de la part de professionnels de sécurité que de citoyens vigilantes7. La construction de « barrières8 » rend visible cette ligne-frontière et participe au renforcement de cette politique de militarisation. Comme avant elle l’administration G.W. Bush avec le Secure Fence Act de 2006 ou encore les républicains de Californie dans les années 1990, l’administration Trump mise sur ces moments forts de construction de murs, alors même que le nombre de traversées non autorisées est au plus bas9, et que les efforts des agences fédérales se tournent plutôt vers une chasse aux migrants à l’intérieur du territoire. En effet, à différents moments de cette politique, plusieurs acteurs, élus fédéraux, membres de la société civile, du secteur de la sécurité, des élus et résidents locaux se mettent en scène avec pour décor le territoire muré face à des « envahisseurs ». Ils jouent ainsi le jeu de la fermeture du territoire face à des opposants considérés comme favorables à son ouverture ou à l’accueil des migrants, tels que les acteurs du commerce transfrontalier ou les ONG religieuses, humanitaires ou de défense des droits des migrants. La sécurité frontalière est donc au cœur du travail politique et médiatique de construction de l’immigration en termes problématiques et guerriers : au-delà du contrôle des migrants, il y est avant tout question de rassurer les citoyens et de se positionner dans des débats structurant la société.

Pourquoi demander des « barrières » ?

Tout d’abord, les acteurs pro-barrière de l’Arizona réduisent les mobilités transfrontalières à des formes de violence, fruits d’interprétation, de spéculation et de fantasme d’ « invasion », pour reprendre leurs termes. Pour eux, la violence côté mexicain a traversé la frontière. Cette thèse du « spill-over » (« débordement ») se fonde sur le vécu des ranchers du comté frontalier de Cochise qui font face à des dégradations sur leurs propriétés parcourues par les migrants et les contrebandiers depuis la fin des années 1990. Le ton du représentant de l’Arizona Cattlemen Association (une organisation professionnelle d’éleveurs) en janvier 2013 est alarmant : « Notre communauté est en première ligne et les régions rurales de notre frontière ne sont pas sécurisées10 ». Ils en tiennent pour preuve le meurtre d’un des leurs en mars 2010 vite attribué à ce qu’ils qualifient d’ « illegal alien »11.

« La sécurité frontalière revêt des enjeux de politique intérieure »

À partir de leurs vécus personnels des migrations frontalières, les acteurs pro-barrière adoptent un répertoire discursif commun sur les enjeux nationaux associés à ces mobilités. L’enjeu de restauration de l’ordre public sur le territoire national est exprimé face au « chaos » provoqué par ces intrusions violentes, comme le résume la sénatrice Gail Griffin :

« Les gens qui habitent loin de la frontière ne voient pas les choses comme nous les voyons à la frontière mais la drogue qui passe dans mon jardin finit dans l’État d’Arizona et partout ailleurs dans le pays. Ce n’est pas qu’un enjeu local, ni pour le comté ou l’Arizona, c’est un enjeu national12 ».

À leurs yeux, c’est autant l’ordre public que l’identité nationale qui sont menacés. Ces peurs dénotent une préoccupation liée à l’hispanisation de la société et aux bouleversements culturels pour une nation qu’ils définissent comme « anglo-saxonne ». Ainsi, lors du lancement de l’appel aux dons Build the Border fence le 27 juillet 2011, le représentant Steve Smith se dit « horrifié » par un phénomène qu’il appelle le « Tapez deux pour l’espagnol » lors d’appels téléphoniques. Il dénonce aussi le manque d’intégration des migrants mexicains :

« Si vous n’aimez pas ce pays, si vous voulez amener votre langue, votre violence ‘gangfare’, restez chez vous ou subissez les conséquences. Mais ne me faites pas changer parce que vous ne voulez pas vous adapter13 ».

Enfin, la sécurité frontalière revêt des enjeux de politique intérieure. Elle constitue un élément du rapport de forces politique avec le niveau fédéral pour infléchir les décisions en matière d’immigration. Les élus de l’Arizona dénoncent l’inefficacité du gouvernement fédéral et revendiquent des prérogatives en matière migratoire pour les États fédérés. La « barrière » est aussi présentée comme un projet de bon sens « populaire » contre des élites décisionnelles réticentes.

Des « barrières » ou de la surveillance virtuelle ?

Le contrôle de la frontière est aujourd’hui déconnecté de la limite territoriale, et les technologies virtuelles et tactiques sont privilégiées pour gérer les entrées vers les États-Unis. En effet, les « barrières » paraissent archaïques par rapport aux nouvelles technologies de surveillancequi autorisent un contrôle à distance. La « virtualisation » du contrôle frontalier dans les années 2000 est plébiscitée par les administrations Bush puis Obama et se niche depuis 2001-2002 dans le concept stratégique de « frontières intelligentes » qui au sein de l’Accord de Libre-Echange Nord-Américain (ALENA) entend filtrer les mobilités autorisées via des programmes de traversée rapide et préenregistrée des ports d’entrée aux États-Unis ou la généralisation de la biométrie. Cette stratégie repose aussi sur l’intégration de technologies de pointe, à l’image du programme Secure Border Initiative (SBI) opérationnel de 2006 à 2011. La zone frontalière (dont le sud-est de l’Arizona) se dote alors de tours équipées intégrant caméras et radars. De plus, les barrières coûtent chères et ces coûts financiers et humains de construction, d’entretien et de patrouille font émerger des doutes sur l’avantage de ces infrastructures. Ces doutes sont exprimés dans les foires de technologies sécuritaires où se retrouvent les professionnels et industriels de la sécurité14. La « barrière » y apparaît finalement comme une technologie de contrôle marginale.

Malgré cela, la mobilisation pro-barrière de l’Arizona accorde une place importante aux militaires et aux policiers qui contribuent à légitimer le recours aux « barrières ». Ils s’appuient notamment sur des vitrines de sécurisation, que sont la ligne frontière en Californie, progressivement blindée depuis 1991, et la triple-barrière de Yuma depuis 2006-2007, au sud-ouest de l’Arizona. Ainsi, le shérif Paul Babeu, militaire de formation dans la Garde Nationale qui a érigé les « barrières » à Yuma, estime qu’elles offrent un atout tactique pour les agents de la Patrouille frontalière dans des endroits de contrebandes et dans les zones urbaines et plates15. Les professionnels de la sécurité de l’Arizona inscrivent surtout leur défense de la « barrière » dans la poursuite d’un agenda politique personnel à l’image des shérifs républicains à la fois professionnels de la sécurité et de la politique.

Attaquer l’État fédéral pour défaut de protection

© Tomas Ayuso

La diffusion du récit pro-barrière repose en grande partie sur l’organisation d’évènements médiatisés pour symboliser la militarisation et appeler l’État à intervenir. La matérialité des « barrières » peut être aisément médiatisée. Les pro-barrière le savent et mettent en scène cette matérialité. Lors d’évènements publics, comme lors de la fête nationale les 4 juillets, ils érigent de fausses barrières en bois où les participants sont invités à écrire « Secure the border » (« Sécuriser la frontière »). Ces acteurs pro-barrière recherchent également la médiatisation de leurs prises de parole publiques.

« Les Républicains consacrent l’Arizona comme leur laboratoire en matière d’immigration et de sécurité frontalière. »

En effet, les médias comme la chaîne Fox News suivent leurs activités au point de constituer des séquences d’événements pro-barrière. Dans On the record sur Fox News le 25 août 2011, la présentatrice Greta Van Susteren reçoit le représentant républicain Steve Smith et fait la publicité de l’appel aux dons à renfort d’images tirées du site internet de l’initiative16. La présentatrice cadre l’entretien en estimant que les parlementaires de l’Arizona ont « pris les choses en mains pour obtenir l’attention de la Maison blanche ». À aucun moment Steve Smith n’est vraiment testé sur le coût effectif de la barrière, ni sur les oppositions au projet. La mise en scène ainsi co-construite entre, d’une part, ligne éditoriale conservatrice de la chaîne et, d’autre part, discours des acteurs pro-barrière, permet de décrire la zone frontalière comme une zone de guerre et d’amplifier la critique du gouvernement fédéral.

Ces mises en scène se font en complément d’actions de lobbying pour établir des contacts directs avec des décideurs au niveau fédéral ainsi que des actions légales et juridiques pour faire pression sur eux. Ainsi, les pro-barrière de l’Arizona formulent des plans de sécurisation qu’ils tentent de diffuser auprès des autorités de l’Arizona ou des élus fédéraux17. Par exemple, le shérif Paul Babeu a contribué aux réflexions sur la sécurité frontalière du sénateur John McCain ou encore du candidat à la présidentielle Mitt Romney. En adoptant des lois répressives en matière d’immigration et en mobilisant les conseillers juridiques de l’Arizona pour les défendre si celles-ci sont attaquées dans les tribunaux, les Républicains consacrent l’Arizona comme leur laboratoire en matière d’immigration et de sécurité frontalière.

Les méandres du « Build the Wall »

Présenter les mobilités transfrontalières comme un « problème » local et surtout national, légitimer une réponse sécuritaire par la fixation sur l’outil « barrière », accuser l’État de ne pas protéger les citoyens : tels sont les actes du spectacle du territoire muré menés par les militants pro-barrière de l’Arizona au début des années 2010. Ces opérations ont contribué à banaliser la militarisation de la frontière et l’idée du « Build the wall ». On peut déceler ces éléments dans la séquence actuelle lorsque Donald Trump recourt à une rhétorique agressive envers les migrants, lorsqu’il légitime le recours à son « mur » et s’affiche à côté des prototypes, et lorsqu’il accuse le Congrès tout autant que la Californie de ne pas vouloir sécuriser la frontière. Il y est peu question du statut des sans-papiers et des ressorts des migrations centroaméricaines, mais davantage de marquer des points par rapport aux adversaires politiques et de se positionner dans des débats traversant la société états-unienne.

‣ Pour aller plus loin, voir le reportage photo de Tomas Ayuso, The Right to Grow Old III

Notes

  1. Trump’s memo ordering National Guard troops to the border »,CNN, 5 avril 2018. ↩︎
  2. Matthew Casey, « Arizona National Guard to start ground missions at border Friday”, Fronteras Desk, 11 avril 2018. ↩︎
  3. Editorial Board, “Brown says ‘yes’ to Trump’s lame-brained National Guard border deployment. Here’s why he’s right », Los Angeles Times, 13 avril 2018. ↩︎
  4. La diffusion d’un reportage par Fox News lors du week-end de Pâques a servi de prétexte pour réactiver ce vocabulaire. Le reportage présente comme une « armée de migrants » la « caravane des migrants », marche organisée chaque année par l’ONG Pueblo sin fronteras au Mexique afin de sensibiliser l’opinion sur les droits des migrants et réfugiés, notamment ceux partis du Honduras. ↩︎
  5. Les analyses suivantes sont issues d’une enquête menée par l’auteur auprès des acteurs pro-barrière de l’Arizona effectuée en 2012-2013, hébergé à l’Arizona State University grâce à un financement Fulbright. L’auteur a mené des entretiens auprès d’eux, observé leurs actions collectives et suivi les débats sur la sécurité frontalière au Parlement. ↩︎
  6. Robert L. Maril, The fence, National security, public safety and Illegal Immigration along the U.S.-Mexico Border, Lubbock, Texas Tech University Press, 2011. ↩︎
  7. La Constitution des États-Unis reconnaît le droit aux citoyens de se constituer en milices pour maintenir l’ordre. Dans le Sud-Ouest, cela prit la forme de patrouilles citoyennes contre les migrants, notamment lors d’épisodes très médiatisés comme celui des Minutemenen 2005-2006 en Arizona. Voir : Damien Simonneau, « Entre suprématie blanche et cybersécurité. Mutations contemporaines des pratiques de vigilantisme en Arizona », Politix, vol. 29, n° 115, 2016, p. 79-102. ↩︎
  8. En anglais, on parle davantage de « barrières » que de « mur » qui est un terme plus générique. En 2015, environ 1000 kilomètres étaient équipés de différentes « barrières » sur une longueur totale de 3141 kilomètres de frontière. ↩︎
  9. Selon les statistiques de l’agence fédérale Customs and Border Protection, le nombre d’arrestations en 2017 est à son plus bas depuis 1971 à 310 531 personnes (contre environ 1,6 millions en 2000). En mars, les statistiques sont légèrement en hausse par rapport à février : 37 393 contre 26 666Ces statistiques sont l’étalon de mesure et de discussion de l’immigration non autorisée, malgré les critiques. ↩︎
  10. Entretien avec Patrick Bray le 9 avril 2013 à Phoenix. ↩︎
  11. À ce jour, le meurtre n’a pas été résolu. Brady Mc Combs, “Slaying of border rancher still a mystery one year later”, Arizona Daily Star, 22 mars 2011. ↩︎
  12. Entretien avec Gail Griffin, le 5 mars 2013 à Phoenix. ↩︎
  13. DevinBrowne, “Freshman Senator takes on enduring Immigration issues”, KPBS news, 28 juillet 2011. ↩︎
  14. Comme nous l’avons observé lors de la Border Security Expo de Phoenix en mars 2013. ↩︎
  15. Entretien avec le shérif Paul Babeu à Florence (Arizona) le 7 mars 2013. ↩︎
  16. Greta Van Susteren, “Arizona accepting donations for a border fence”, On the record, Fox News, 25 août 2011 (consulté en décembre 2014). ↩︎
  17. Comme le plan « Restore our Border » de l’Arizona Cattlemen’s Association en 2010. ↩︎